Parce que dans la vie, on le sait bien, y a grossièrement les toucheurs
et les non-toucheurs. On a tous un copain comme ça (ou alors on
est
ce copain comme ça) qui ne peut pas s’empêcher de vous toucher, toutes
les trente secondes. Il fait une blague, bam, il vous colle une tape sur
l’épaule. Il commence une phrase par « Tu sais », paf, il colle sa main
sur la vôtre. On a tous une grand-tante qui nous caresse les cheveux
d’un air distrait en nous parlant. On connait tous quelqu’un qui ne peut
pas s’empêcher de se mettre à 30 cm de vous pour vous causer.
Envahissement d’espace vital, c’est juste insupportable.
Je ne suis pas de ceux-là. Sors de là, t’es dans mon cercle.
Et je me suis rendu compte que dans mon métier, j’étais une sacrée
toucheuse. J’arrête pas. Je tripote mes patients à longueur de temps.
Genre je laisse une main sur leur épaule pendant que j’ausculte le dos.
Souvent, je m’assieds à côté des gens, pour l’auscultation pulmonaire.
Ils sont assis sur la table en face de moi, et c’est quand même plus
pratique. Alors je m’assieds à côté, à gauche, je pose ma main gauche
sur l’épaule gauche, je me penche un peu et j’ausculte le dos de la main
droite. Des fois, nos cuisses se touchent, du coup.
Quand ils sont couchés, je me penche. Parce que je sais pas. Déjà, si
faut voir un truc, j’ai besoin d’avoir mes yeux à 5cm. Je suis myope
comme une taupe, certes, mais à 30 cm avec mes lentilles, je vois quand
même clair. Or, j’ai pas besoin de voir clair, j’ai besoin de voir GROS.
Mes internes me reprenaient sans arrêt sur mes sutures, parce qu’au
bout de 4 points je finissais systématiquement le nez collé sur la
plaie.
Je regarde entre des orteils, je me penche. Nez sur le pied. Et je me
dis que si j’étais patiente, j’aimerais peut-être moyen ça.
Et c’est la même chose si je regarde un pénis.
Quand ils sont couchés et que j’ausculte le cœur, je me penche aussi. Je
suis mieux concentrée comme ça, allez comprendre. Si je passe sur le
poumon gauche, celui le plus éloigné de moi, je me penche encore. Je
suis quasiment collée au patient. « Respirez fort », je dis. Gentiment,
les gens tournent la tête, parce que là, en respirant fort, ils me
respirent direct sur le visage. Si j’étais patiente, je ferais pareil.
Quand ils se couchent, souvent, on dirait qu’ils s’imaginent que je
vais leur sauter sur le bras pour prendre la tension. J’ai encore rien
fait, j’ai rien dans les mains, je comptais pas commencer par ça, mais
ils se couchent et ils me tendent leur bras raide à 45° au dessus du
lit. Sauf que la tension, je la prends au repos, avec le bras le long du
corps, détendu. La tension c’est fiable si les gens sont décontractés ;
pas au garde à vous, raides comme la justice, avec le bras tendus et le
poing serré, et la frousse d’être chez le médecin. Du coup j’attrape le
bras et je le repose sur le lit, doucement, et souvent je le caresse un
peu dans la foulée.
Dans ma tête à moi, dans mes gestes, c’est une façon d’exprimer «
Là, là, pose, détends, relâche, tout va bien. » Mais bordel, je me rends compte que je
caresse le bras. De haut en bas, du plat de la main, sans aucune raison médicale valable.